Détours autours d'une tour

Vivre dans un endroit perdu est d'un ennui tel que l'on commence à développer de drôles d'occupations. Adonis avait toujours été un cérébral, il aimait la logique, alors, même si les échecs semblaient être un jeu ennuyant pour la plupart des jeunes de son âge, le petit garçon pensait qu'au contraire, c'était un moyen intelligent de faire passer le temps. Quel plaisir il ressentait quand il battait ses sœurs ou même parfois son Oncle. Quel satisfaction quand il prononçait cette simple phrase qui mettait fin à toute partie : « Échec et mat. ».  Et puis, les parties étaient toutes pleines de suspens, de retournements de situation ! Un « sport » trépidant pensait-il.

Adonis se considérait d'ailleurs comme un bon joueur d'échec et perdre une partie le mettait dans une telle frustration qu'il pouvait rester enfermer dans sa chambre plusieurs jours, ré-étudiant la partie pour savoir comment il aurait dû jouer pour gagner -un vrai maniaque je vous dit ! Il aimait aussi aller dans la vieille boutique d'antiquités moldues dans son minuscule village : il y avait toujours une pièce sympa à récupérer.

Un jour où il s'y rendit, sachant qu'un nouvel arrivage avait été stocké, il trouva son bonheur en la présence d'un authentique échiquier sorcier. C'était la première fois qu'il en voyait un aussi beau. Pour son anniversaire dernier, il en avait déjà eu un, mais d'une firme internationale sorcière, de pauvre qualité. Celui qu'il avait devant les yeux était une merveille de manufacture : pièces ouvragées avec beaucoup de soin, le socle en bois, les cases noires et rouges, vernies magnifiquement... un sort devait avoir été lancé pour qu'il ne prenne pas de dégâts avec le temps. Il se demandait comment le gérant avait fait pour mettre la main dessus.

Soudain, alors qu'il admirait sa trouvaille, il sentit un regard perçant sur sa nuque. En se retournant, il vit un homme d'une quarantaine d'année le dévisager avec appréhension. Il vit dans ses yeux froids qu'il convoitait exactement la même chose que lui. Dans une réaction de défense, il se plaça devant son bien. Maintenant, ils se dévisageaient l'un l'autre, jaugeant leur capacité.

A ce moment, Adonis ne savait pas que l'homme était un sorcier, et bien plus, car il allait être son professeur d'Histoire de la magie à la rentrée.

Flânant avec un flegme feint, le futur prof explorait la boutique avec patience et méthode. Il ne voulait laisser aucun risque de passer à côté de LA pièce ! Ses yeux, sans en avoir l'air, furetaient et farfouillaient l'espace de fond en comble, déplaçant mentalement les objets poussiéreux et les replaçant sans trace.

Au bout du rayon, il tourna pour enfiler le second. C'est là qu'il Le vit, là, au bout de l'allée, trônant comme un roi blanc de l'autre côté de l'échiquier... Le plus beau jeu d'échec qu'il n'ait jamais vu, de toute sa longue carrière de pratiquant d'échec (au stade de Grimson, on ne pouvait plus parler de « joueur »). Une superbe pièce ouvragée, vernie, sûrement vieille bien qu'éclatante de santé. Pour autant que Grimson pouvait le voir à distance, une telle manufacture et les couleurs pouvaient dater du XVIème, probablement quand l'Italie faisait....

Argh !! Quelqu'un, un jeune garçon, venait de se mettre en plein dans le champ de vision, interrompant l'examen et la marche du quadragénaire. Tout bonnement révolté de tant d'audace – oser s'interposer entre un chasseur et le lièvre qu'il vient de lever ! - Grimson s'apprêtait à rappeler au gamin qu'il n'était pas tomber dans la marmite de potion de Désillusion étant petit, donc qu'il aurait l'extrême amabilité de dégager le plancher.

Mais il fut stopper net quand le jeune se retourna et planta sur lui un regard déterminé. Pendant une fraction de seconde, Stefàn eut un doute qu'il dissimula. La question était : ce gosse savait-il ce qu'il regardait ? S'y connaissait-il un tant soit peu au noble art des échecs ? Et surtout : était-ce un Moldu qui ignorait les facultés de cet échiquier ?

-Bonjour, déclara Stefàn contre toute attente, y compris la sienne. Excusez-moi, mais j'aimerais regarder le jeu qui est derrière vous. C'est que je suis spécialiste, et j'ignore si vous savez vraiment de quoi il s'agit. Vous devez être un parfait néophyte, je le vois bien. Allons, mon jeune ami, laissez place aux grands.

Le professeur avait, compte tenu du jeune âge de son adversaire et de son propre côté gentleman, choisit la carte de la politesse contre celle de la barbarie (sans quoi il aurait sorti sa baguette ou se serait essayé à une prise de rugby écossais). Raide comme la justice, imposant dans son éternel costume sombre dont la poche, si on faisait attention, laissait deviner la forme d'une baguette magique, Grimson comptait une fois de plus sur son aura autoritaire pour l'emporter, sûr de son succès.

Un goût de madeleine... Adonis ne savait pas vraiment pourquoi cette flagrance lui revenait soudain en bouche alors qu'il était chez un antiquaire, dans une boutique vieille et poussiéreuse, face à un homme bien plus âgé que lui. Il chercha un peu dans sa mémoire et une image lui revint.

Il se souvint avoir vu son père, portant le même manteau que cet homme. Son père... il n'y avait pas d'autres hommes aussi haïssable que son père. C'était un vrai naïf, enfant toute sa vie, esclave de son amour inconditionné pour sa femme, tête en l'air, peu intéressant, et surtout, il n'était pas sorcier. Adonis se demandait parfois -en vrai narcissique qu'il était- comment une telle personne avait pu donner naissance à un pur génie. Enfin passons.

Ce manteau donc, Adonis se jurait qu'il en porterait un aussi, puis il avait vu des petits oiseaux voler dans le ciel, et ces oiseaux allaient faire leur nid un peu plus loin. Ils croisèrent en route une famille de cinq phacochères qui allèrent pique-niquer, au bord d'une rivière, les restes que cette famille laissa furent emportés par une colonie entière de fourmi. La reine venait d'ailleurs de la partie ouest du village alors que sa propre fourmilière avait été construite à l'est. Fou non ? Mais Adonis s'égarait trop dans ces pensées... Tout cela pour venir au fait que la seule pâtisserie du village vendait les plus bonnes madeleines qu'il n'avait jamais mangé.

Il est dur de vivre dans la tête d'un surdoué n'est-ce pas ?

Bref, la tête de l'homme ne lui revenait pas, et l'ignorant magistralement, le regard dédaigneux, Adonis prit l'échiquier dans ses frêles bras et se décida à l'emporter à la caisse pour l'acheter.

Un défi ? Adonis était très joueur et adorait les défis, surtout quand cela concernait les échecs. En tous cas, il fut quelque peu surpris de constater que le vieil homme était un sorcier. Se reprenant vite, il avait rapproché son bien près de son cœur, mais qui ne céderait pas devant la tentation et l'orgueil du maître échiquier ? Et puis, sûr de ses capacités, il sentait qu'il n'allait faire qu'une bouchée de cet énergumène. Enfin, Adonis avait un peu de respect pour lui -même s'il ne l'avouera jamais- car il savait reconnaître une pièce d'exception à sa juste valeur.

Assis sur une table datant de bois massif des années 1980, avec des chaises française de l'époque du roi Soleil, écoutant une musique contemporaine sur une radio d'après-guerre avait son certain charme. Malheureusement, trop concentré sur l'enjeu qui se profilait, le blondinet n'y fit absolument pas attention et eut l'honneur de choisir son équipe. Blanc ou noir ? Le petit sorcier avait sa petite préférence et choisit les blancs. Son jeu étant très offensif -dénonçant son côté enfantin- il fallait qu'il mette en place sa stratégie guerrière.

Il réfléchit et bougea sa première pièce, en fonction des mouvements de son adversaire, il devrait en finir avec près de dix coups normalement. Au bout d'un quart d'heure d'intenses réflexions, les deux côtés commençaient à fatiguer : la partie n'avait rien de normale. A chaque coup donné, l'autre côté répondait de façon plus sauvage encore ! Une vraie lutte de lions pour la survie -sauf qu'il s'agissait de deux fanas d'échecs pour un échiquier...

Trois pions blancs, une tour, et deux cavaliers avaient été sacrifiés pour la bonne cause. En face, quatre pions, un fou et une tour également. La concentration des deux sorciers laissaient planer une sorte d'aura au-dessus d'eux. Et Adonis enclencha enfin sa stratégie préférée : la marche du roi. Contre toute attente, alors qu'il n'avait aucune raison de le faire, il fit s'avancer d'une case en avant son roi solitaire, prononçant cette simple phrase :

-Si le monarque ne bouge pas, pensez-vous que les sujets seront à même de le suivre ?

Quatre déplacements. Non peut-être trois... Adonis se savait perdu. Son bluff n'avait pas ébranlé la tour humaine devant lui. Une colère indescriptible monta en lui à ce moment : il était de ces personnes qui abandonnait une fois qu'il savait l'issu d'une partie. Il se leva de sa chaise, et dans une attitude enfantine, donna un coup de manche sur les pièces de l'échiquier qui finirent pour la plupart au sol. S'ils s'en retrouvaient abîmés, peu lui importait, l'ensemble n'allait pas lui revenir de toute façon.

Devant le regard triomphant de l'adulte, Adonis se sentit tellement misérable. Il ne voulait pas entendre le mot de la fin... Mais il admis avec difficulté qu'il s'était amusé en face de l'inconnu. Oui, cela avait été un plaisir de se battre comme un véritable stratège, face a ce qui semblait être un expert. Adonis voulait absolument savoir le nom de ce sorcier.

« Echec et mat », prononça paisiblement l'homme, comme si cela avait été aussi simple que de dire hello.

Il lança discrètement un sort pour ramasser les pions au sol, et enveloppa de ses bras l'échiquier. On aurait dit un père qui tenait son premier enfant, malhabile, mais tellement affectueux. Il devait être un véritable asocial pensa l'enfant. Sous un regard encore énervé, il paya son nouveau bien et s'apprêta à sortir sans aucune autre forme de politesse.

« Votre nom. J'ai le droit de savoir votre nom. »

Cela sonna plus comme un ordre qu'une demande et rien n'obligeait le sorcier à répondre. Il le fit néanmoins avec une certaine fierté de victorieux.

« Stefàn Grimson. »

Et il sortit dans un coin tranquille pour transplaner. Mr Grimson ? Adonis n'était pas prêt de l'oublier...