(Terminé)"Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit" (Enlil et Claria)

De même que son cousin il y a quelques mois, Enlil se tenait devant la porte du bureau de la directrice; et comme Abel, il avait attendu ce moment-là pour se rendre compte qu'il ne connaissait pas le mot de passe.

Le jeune Poufsouffle avait enfin, après des heures d'hésitation, décidé d'aller voir la Directrice. Il n'en pouvait plus, il ne supportait plus d'être dans l'ignorance. Il devait savoir. Il devait lui demander. A Lui. Savoir ce qu'Il avait voulu dire. Pourquoi aujourd'hui? Pourquoi soudain l'idée était-elle apparu dans son esprit? Elle grandissait dans sa poitrine comme un nénuphar qui menaçait de bientôt l'étouffer.
Terrain favorable, probablement. La fatigue, la solitude, et surtout sa découverte de ne pas être celui qu'il croyait, de ne pas être comme tout les autres garçons de Poudlard, et justement de les aimer un peu trop, ces garçons... L'évidence ne pouvait être ignorer plus longtemps; à chaque fois qu'Enlil pensait à Thaumas, cet ami rester en Australie, c'était toujours avec ces vers : « Vous dont chaque pas touche à la grâce suprême, C'est vous qui me disiez qu'il faut aimer ainsi; Oui, l'on vit autrement, mais c'est ainsi qu'on aime ».

Crise existentielle, aurait dit Abel, crise d'identité. Oui mais voilà, Enlil ne disait rien à Abel. Il se taisait, cachait derrière ses sourires le gouffre ouvert entre lui, entre deux parts qui semblaient inconciliables. Gouffre qu'il tenterait de remplir par n'importe quel moyen. Même par celui-ci. Il devait savoir pourquoi, le soir de la répartition, le Choixpeau lui avait dit ces mots qu'il n'avait pas oublié...

Plongé dans ses pensées, le garçon n'entendit pas approcher la personne dans son dos. Avec un sursaut il se retourna quand une voix s'adressa gentiment à lui :

-Mr Yaréar? Je peux vous aider?

Mrs Claria d'Aragon se tenait devant lui, revenant manifestement du déjeuner, qu'il avait lui-même quitté un peu plus tôt.

-Oui, euh... J'ai besoin de vous parler... Si ça ne vous dérange pas... Je dois voir, euh... C'est compliqué.

Il s'embrouillait et ne savait pas comment légitimer sa présence. Heureusement la directrice l'invita à monter dans su bureau, permettant à Enlil de reprendre contenance. Quand il s'assit devant le bureau, face à la jeune directrice, il réfléchit longtemps à ses mots avant de parler.

Touché par l'attention de sa directrice, Enlil se sentit un peu rassuré. Il demanda à Mrs d'Aragon une tasse de chocolat, qu'elle lui servit avant de prendre pour elle même du thé. La boisson réconforta le garçon d'une manière inattendue; il ne pensait pas que le chocolat avait de tels pouvoirs apaisants. Essuyant prestement avec une serviette la trace de lait restée sur ses lèvres, il parla à Mrs D'Aragon en tentant de maîtriser son émotion.

-Je sais que ma requête peut paraître étrange, mais je ne viendrais pas vous voir si je n'en avais pas extrêmement besoin. Voilà, j'ai besoin de parler au Choixpeau, celui qui m'a réparti le jour de mon arrivée.

La directrice haussa les sourcils, surprise. Enlil continua :

-Il m'a dit... Des choses, la dernière fois. Je m'en fichais auparavant, mais à présent... Je dois savoir. Le chapeau sait des choses sur moi, je me demande comment, mais des choses que même moi j'ignore. C'est au sujet de... mes parents...

Mes parents... Le mot sonnait étrangement aux oreilles d'Enlil. Il ne s'était jamais vraiment préoccupé d'eux, eux qui avaient fui à sa naissance, l'abandonnant dans un orphelinat. Le jeune homme s'en fichait pas mal, puisqu'Abel l'avait adopté. Il avait été tout pour lui, et Enlil n'avait jamais eu à souffrir de l'absence de père et mère.

Mais voilà, à présent Abel avait, dans l'esprit d'Enlil, le mauvais rôle que doit assumer tout parent. A 11 ans, le Poufsouffle sentait souffler un vent d'émancipation, de refus et de besoin de nouveauté, chose ordinaire à son âge. Il avait besoin d'orienter sa vie, et peu importait si pour cela il devait se dresser contre celui qu'il aimait, et même oublier qu'il l'aimait. Il voulait s'affirmer, dût-il passer par la négation et l'opposition. Et sa nouveauté, son espoir, c'était l'inconnu : ses parents...

Inquiet de la réaction de Mrs d'Aragon, Enlil la regarda droit dans les yeux, se demandant si elle allait accepter de lui faire enfiler à nouveau le Choixpeau. Il attendit.

Au dernier moment, si proche de pouvoir faire ce qu'il désirait tant, Enlil sentit son courage vaciller. La directrice avait sortit le Choixpeau de son étagère, et lui demanda s'il voulait être seul. La panique montait dans l'esprit du garçon, et il ne put s'empêcher de se rattacher à ce qu'il pouvait : à cette femme droite et forte, qui semblait si solide.

-Non, restez s'il vous plaît...

Il se souvenait des derniers mots du Choixpeau, à son arrivée. Il s'en rappelait comme si c'était hier...

***

« Mmh je vois. Un garçon seul, hein. Abandonné par ses parents. Oh je sais ce que tu penses, qu'Abel est là et que tu n'as jamais été seul... Malheureusement ça va changé. Tu ne peux le suivre, ni lui pour toi. Mais tu as la lâcheté de ta mère, et l'égoïsme de ton père. Tu t'en sortiras. Héhé oui je connais tes parents. Que dis-tu? Que tu t'en fiches? Mmh ça m'étonnerait. Même si tu ne les connais pas, ils planent comme une ombre sur toi. L'absence est aussi dure à porter que ce que l'on connaît. Allez, va, j'arrête de t'embêter. Fais confiance à ton cœur et fais tes preuves à …. Poufsouffle! »

***

Mrs D'Aragon déposa le chapeau miteux sur sa tête et se rassit à son bureau, fixant des yeux attentifs sur lui. Il ferma alors les yeux, et entendit la voix du Choixpeau murmurer à son oreille, assez fort pour que Mrs D'Aragon puisse les saisir.

"Aha... Te revoilà, hein?

-Je dois savoir.

-Je m'en doute. Perturbé, hein? Tu te cherches, garçon, mais je ne peux pas t'aider. Ta seule aide, c'est le temps qui passe. Quand tu seras grand, tu comp...

-Non. Je veux savoir ce que tu sais de moi. Maintenant.

-Je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée.

-Dis-moi."

Enlil avait prononcé ces mots à voix forte, d'un ton tremblant de colère. Les nerfs tendus à se rompre, il ne préoccupa pas de savoir si Mrs d'Aragon l'avait entendu.

"Bien. Tu l'auras voulu. Tes parents étaient ici, à Poudlard, il y a une vingtaine d'années. Je ne sais pas où ils sont ni s'ils sont morts ou non. Je suis un Choixpeau, pas une boule de cristal! Enfin... Leurs noms? Après tout au point où tu en es... Gaïa Shamash et Pierre Yaréar. C'est drôle quand on y pense, cette histoire de nom... Héhéhé..."

Enlil ne supportait pas d'entendre ce ricanement grinçant. Tout ses muscles étaient tendus à se rompre, et il exigea des explications.

"Calme-toi, garçon. Je dis juste que c'est drôle d'avoir des parents dont le nom est lié à la terre, et que les deux descendant aient des noms si opposés... Enlil est le nom du dieu du Vent en sumérien. Yaréar, la Lune, et Shamash, le Soleil en hébreu. Est-il besoin d'en dire plus? Voilà tout, voici le fond du problème : tes parents n'étaient pas supposé être ensemble, ce n'est pas comme cela que ça devait se passer. Ils ont commis une erreur, dont tu es le fruit. Quelques soient tes projets, tu dois renoncer. Ils n'ont rien à t'offrir, rien de bon pour rattraper l'antinomie profonde qu'ils ont incarné en toi."

Enlil luttait contre les larmes. Ses yeux écarquillés regardaient sans la voir Mrs D'Aragon. Avait-elle tout entendu? Peu importait pour Enlil. Il se sentait plus perdu que jamais, il comprenait, perdait ses espoirs et ses illusions, rien n'était plus douloureux.
Il parvint néanmoins à encore demander au Choixpeau :

"Et Abel? Est-il... Comme moi? Le sait-il?" ...

Enlil était rassuré d'entendre la respiration et de sentir la présence de Mrs d'Aragon. Il était comme suspendu, perdu, retenu, attendant la suite des paroles du mystérieux Choixpeau.

"Abel vient de Hévèl, mot hébreu signifiant le souffle. Il faut croire que vous êtes destinés à vivre invisibles, pas plus consistants qu'un courant d'air, héhéhé... Une dizaine d'année auparavant, Sten et Nuna Yaréar, parents d'Abel, ont fait la même bêtise que les tiens. Pire, eux se sont marier. Et si l'amour laisse une empreinte de magie comparable à nulle autre, son absence aussi laisse des traces, que tu portes, ainsi qu'Abel.

Mais vous avez eu de la chance, vous êtes tombé sur Elton O'Sahen. Lui en connaît un rayon en magie, il a tenter de vous protéger, en vous donnant un deuxième prénom : Elohim, ange de Dieu, et Abraham, le patriarche. Abel reste un souffle, impalpable et éphémère, mais au moins ce souffle est-il du côté du Bien. Et toi, tu es un des Premiers Hommes. Vous ne pourrez jamais dépasser votre nature, oui. Jamais être différents, toujours porter la cicatrice de l'hérédité; mais vous êtes libres de tendre au mieux. Accepter le vent qui souffle dans vos voiles et négocier avec lui."

Enlil s'aperçut qu'il tenait en apnée, et relâcha son souffle. Il respira à nouveau, sentent l'air pénétrer ses poumons, puis ressortir, s'évanouir dans l'atmosphère. Tout cela, c'était lui. Rien que cela.

Il leva le chapeau de sa tête et le rendit à Mrs d'Aragon sans un mot. Elle alla le reposer et retourna s'asseoir en face du garçon resté immobile, les yeux vagues. Il aurait voulu remercier sa directrice, lui adresser des mots polis, peut-être même la rassurer sur ce qu'elle venait d'entendre. Mais il ne parvenait pas à parler. Il était pris dans deux vents contraires; l'un l'angoissait au plus haut point, après avoir appris ce qu'il était – ou n'était pas. Mais d'un autre côté maintenant il savait. Il savait qu'il ne pouvait nager à contre courant toute sa vie. Et il était dans le même bateau qu'Abel, bien que son cousin ignorât toute cette histoire. Enlil se promit de ne rien lui dire. De ne rien dire à personne. De ne plus parler.

Pleurer. Crier. S'enfuir. Disparaître sous terre. Se recroqueviller en espérant que l'orage passe. Ou se dresser face à lui avec l'envie qu'il nous avale entier, qu'il ne reste plus rien de soi et de sa douleur. Gémir. Rugir. Se détruire. S'arracher en mille morceaux.
Mais non. A la place, Enlil but la fin de son chocolat chaud. Froid.

Mrs D'Aragon parla. Le jeune garçon ne pouvait détacher son regard d'elle. De ses yeux noirs qui le fixaient avec franchise et sincérité. Ses mots traversaient l'esprit d'Enlil sans qu'il n'en comprenne vraiment le sens; il se laissait plutôt bercer par sa voix, par la seule chose qui existait. En lui c'était le néant, la brume qui s'étiolait en longs nuages de coton, comme un paysage d'automne pluvieux dans les montagnes. Ou comme l'écume de la mer en hiver, le bruit fracassant des lames sur les récifs. Enlil ne savait pas pourquoi ces images lui venaient à l'esprit, pourquoi soudain, c'était de la musique classique, des poèmes, des tableaux, qui défilaient devant ses yeux. Peut-être parce que ces choses-là, au moins, il était sûr qu'elles existaient. Les montagnes resteraient les montagnes, l'écume sera toujours là. Et lui passera, s'en ira en un souffle de vent.

Il écouta avec plus d'attention les paroles de Claria d'Aragon, et les trouva magnifiques. Pleines d'espoir et de vérité. Elle avait raison, bien sûr. Maintenant que tout était détruit, il ne restait plus qu'à tout reconstruire, en suivant les conseils de ses aînés pleins de sagesse, le Choixpeau et Mrs d'Aragon, curieux duo qui l'avait accompagné dans cet étrange moment qui semblait hors de sa vie.

Enlil ouvrit la bouche pour remercier Mrs d'Aragon, mais quand il voulu parler, aucun son ne sortit. Vide. Il ne pouvait plus rien dire. Alors il resta silencieux et immobile, regardant la jeune directrice droit dans les yeux, espérant lui faire comprendre sa gratitude et son vide intérieur.

Comprendre. Raisonner. Éclaircir. Expliquer. Communiquer. Être dans le monde. Tout cela semblait impossible à ce moment.

Il est des instants où le monde semble étranger. Enlil sentait le monde différent, mais pas lui. Comme si un astronaute atterri sur Mars se scandalisait que la Terre ait tant changé pendant son absence.

Même son chocolat chaud avait une saveur différente à celle qu'il avait goûté avant. Avant. Comme si ce moment remontait à une éternité. Il savourait sa boisson et suivait le rythme des gorgées de Mrs d'Aragon buvant son thé. Tout deux observèrent le silence pendant un instant. Enlil se demanda vaguement si sa directrice pensait encore au choixpeau. Lui même voyait son présent être rejeté loin de lui, mais il savait que bientôt – bien assez tôt – les paroles du choixpeau reviendraient lui tenir compagnie.

Enlil était venu après le déjeuner, et le temps avait filé vite. Son cours de Potions allait bientôt commencer. Toujours incapable de parler, le garçon se leva à demi, pointant du doigt sa montre, interrogeant du regard Mrs D'Aragon pour lui demander l'autorisation de se retirer. Celle-ci parut surprise qu'il souhaitât malgré tout aller en cours, après les dures révélations qu'il venait de subir. Mais Enlil avait juste besoin de s'occuper l'esprit, et de justement ne pas être seul. Avec l'accord de la jeune femme il récupéra son sac et sortit du bureau, toujours sans un mot. Étrange mutisme dans lequel il s'était plongé, sans s'en rendre compte; sa voix enrouée au fond de sa gorge ne semblait jamais vouloir lui revenir.

Il s'éloigna de la gargouille gardant l'entrée, à pas lents. Ses pensées étaient toujours absentes, comme si tout en lui était en repos. Le calme après la tempête. L'ouragan l'avait abandonné sur le rivage, transi et balloté par les vagues, la gorge asséchée et les yeux irrités. Perdu, sans mâts, ni fertiles îlots; mais ô mon cœur, entends le chant des matelots...